Une biographie de Joseph Joubert - II. Dans les choses de Dieu (1768-1773)
Dès quatorze ans, il lui faut quitter le petit – trop petit déjà – paradis, pour entrer au Collège de l’Esquille à Toulouse tenu par des religieux, les Doctrinaires, qui représentaient alors la branche la plus importante de l’instruction en France.
Dans cette instruction religieuse, il y a des mots, beaucoup de mots, mais aussi du silence et du secret dont sont enveloppés les monastères. Tard dans sa vie, repensant à cette période et ce secret des religieux, il écrit que « l’éducation se compose et de ce qu’il faut dire et de ce qu’il faut taire. » Dans le silence imposé mais aimé, il fait les premiers pas de cet empire sur soi-même dont sa vie entière sera la conquête.
Mais qui sont ces Doctrinaires, ces Pères de la Doctrine comme on les appelait encore ? Dans cette petite prison de briques roses qu’est le collège de l’Esquille, il ne faut pas imaginer Joubert emmuré dans une éducation religieuse hermétique, dressée contre les idées nouvelles qui déjà émergent. Au contraire, au premier plan de l’instruction religieuse, les Doctrinaires se détachent, à cette époque, par le souci constant de toucher du doigt le délicieux mélange des trésors païens et de la tradition chrétienne. Au crépuscule de la monarchie, pour eux, l’audace est à compter aux vertus du bon pédagogue. Quelques années avant l’arrivée de Joubert par exemple, un de leurs éminents professeurs, le père Navarre, donne à lire les philosophes grecs et latin dans des traductions françaises, justifiant son choix par l’ennui que produit l’étude méticuleuse et si exigeante du grec et du latin : pour lui, il faut qu’on offre aux enfants « des vérités sensibles, qu’on les amuse avec des réalités pittoresques et qu’on enchante leur fougueuse imagination. » Ainsi, pour autant classique qu’elle soit, l’éducation que reçoit Joubert constitue probablement une brèche ouvrant son esprit vers plus de lumière, en consentant à la complexité, aux nuances et aux sinuosités que constitue la route vers la sagesse qu’il dépensera sa vie à parcourir. La vie n’en est pas moins âpre, réglée, exigeante chez ces pères de la Doctrine, qu’un siècle plus tôt on taxait encore de jansénisme. Mais dans ce collège « où l’on enseignait tout », les enseignants sont jeunes, désintéressés, ils mettent avant eux les vérités qu’ils souhaitent atteindre et ne se prêchent pas. Ils sont là pour ouvrir les volets dans les âmes qui leur sont confiées. Parlant de Rousseau et Platon, Joubert écrit : « La passion empêche les progrès. Un sectateur de Rousseau ne saura jamais ce que son maître a dit. Un admirateur de Platon au contraire… C’est que l’un remplit de feu, et l’autre de lumière. »
Jeune homme obéissant, à cause de la profondeur de ses rêveries et de ses questionnements, il faut l’imaginer doté d’une très innocente espièglerie, comme il l’écrit : « Les enfants cherchent toujours à regarder derrière les miroirs. » Or, l’enfant en Joubert est toujours là. Aucune ambition, aucun souffle de révolte n’est encore parvenu à le faire démissionner. Si bien que lorsqu’il achève ses classes en 1772, à 18 ans, il reste chez les Doctrinaires en entrant au noviciat et prenant la soutane.
Puis quelques mois plus tard, on trouve près du nom de Joubert, inscrit sur le registre du noviciat, la mention laconique : « il s’est retiré. » Que s’est-il passé entre temps ? C’est son secret, mais un secret que sa vie permet un peu d’élucider. Peut-être sa santé l’empêchait de vivre une vie religieuse, ou bien il sentait une ombre planer sur sa liberté si précieuse de rêver, de perdre son temps. Une liberté que Joubert affirme d’une façon si singulière : alors que tous autour de lui courent après quelque chose, lui fait comme s’il n’allait nulle part. Il a choisi de partir de lui-même, sans animosité puisqu’il continue de vivre dans les bâtiments des Doctrinaires pendant plus d’un an.
Il est donc toujours à Toulouse, enseigne, écrit qu’ « enseigner c’est apprendre deux fois. » Il se mêle aussi à ses premières mondanités. D’autres refusent le monde avec fracas, lui y entre après en avoir été protégé. En cédant doucement aux plaisirs mondains, il cherche cette langue qui éprouve et révèle la nature humaine, « cet idiome des âmes profondes qui suppose d’un côté une grande assiduité à la méditation et de l’autre une grande habitude des hommes et l’expérience de la vie. Quand on blâme les hommes, il faut leur prouver qu’on a pu les connaître et qu’on n’a pas décidé légèrement. »
Dans les couloirs du Collège, il croise un enseignant un peu à part et remarque sur son visage quelque chose d’aventureux qui tranche avec l’austérité des lieux. Ils échangent, l’homme est épris de poésie. Ce Philippe-François-Nazaire prie avec zèle à la chapelle, mais Joubert voit qu’il semble guetté par des élans soudains. L’homme tombe amoureux, quitte sa soutane, s’enfuit, se fait comédien dans une troupe ambulante. Devenu vagabond, la Révolution le ramasse, comme elle l’a fait pour tant d’autres errants, elle en fait quelqu’un. Puis, ainsi qu’elle traite ses enfants, le tue. Avant d’être guillotiné, il découvre qu’un poème qu’il composa à l’époque de ces années sages à Toulouse a reçu un prix par l’Académie des jeux floraux, symbolisé par des églantines. Il laisse ses prénoms un peu trop lourds, et se fait appeler Fabre d’Églantine. Sur la charrette vers la guillotine, on dit qu’il se lamente d’un poème inachevé. Danton qui s’apprête à mourir avec lui, lui lance que dans quelques semaines, des vers, il en aura fait des milliers. Voilà le monde de Joubert. Un univers où les destins vont être bousculés, le sens du monde mis en cause. Chacun devra opter et ensuite payer son choix, quel qu’il soit, avec sa vie, quelle qu’elle soit.
Lui persévère dans l’indécision. Retourne à Montignac pour laisser couler les heures, il lit avec obsession, désœuvré comme un romantique. Sa mère admire l’être fin qu’il est devenu, mais Joubert le voit, ses nouvelles « vertus la firent trembler : elles paraissaient déplacées. » Elle voit la distension entre le désir de n’arriver à rien et l’émulation féroce qu’il tient avec lui-même.
