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Une biographie de Joseph Joubert - I. Enfance (1754-1768)

L’âme de Joseph Joubert tient du plus vieux par sa sagesse, de l’enfant par son innocence invincible. Il n’a pas vécu pour faire l’adulte, mais pour rester fidèle à ce qui, en nous, réfute le culte de la carrière, de l’ambition, de l’efficacité. Il a habité le monde comme ces vieillards assis au coin des rues, qui regardent avec bienveillance les passants, échangent volontiers trois mots, mais semblent là pour l’éternité. Il l’a habité comme ces enfants, qui ne se laissent impressionner par rien de ce qu’on compte pour important, mais s’étonnent de tout ce dont les grands négligent de s’émerveiller. Il l’a habité avec sa bienveillance jaillissant de sa sensibilité brûlante, ses rêveries qu’il nuançait par quelques révoltes, son silence qui recouvrait ses tremblements intérieurs.
 
Il est des êtres qui ne semblent pas vraiment faits pour ce monde et pourtant l’éclairent par leur maladresse congénitale à être. Son amie, Mme Victorine de Chastenay, a saisi son mystère dans ces mots définitifs : « Joubert avait l’air d’une âme qui avait rencontré par hasard un corps et qui s’en sortait comme elle pouvait. »
 
C’est chez son père, Jean, que le tragique dépose d’abord son sceau définitif. Parti de Montignac brillamment pour être chirurgien dans les armées du roi, marié à une jeune femme unique, Françoise Pugnaire, il quitte tout pour revenir au pays natal lorsque la mort prend la jeune femme, au mois de novembre 1746. De ce jour, rien ne l’éloignera de Montignac où il se remarie avec Marie-Anne Gontier, mère de Joubert.
 
Joseph naquît le 7 mai 1754 à Montignac en Dordogne. Ses parents ont treize enfants, il est le deuxième. Mais la mort, déjà, revient dans l’histoire en dérobant cinq de ses frères et soeurs. Ainsi, en grandissant, il la voit lacérer le visage fatigué de sa mère, Marie-Anne, au fur et à mesure des deuils, mais il contemple aussi dans les traits maternels, la beauté d’une aimable tristesse, d’un amour grave, acharné, indéfectible. N’inspirent que les êtres que la souffrance a violemment approfondis. La vérité est semée aux premiers instants de la vie du jeune Joubert, par le regard de ses parents. Il n’en comprend pas le prix encore, il doit d’abord s’égarer.
 
Au moins, il n’est pas de cette classe de la société sur laquelle il écrira plus tard, « où les enfants pieux ne savent pas que leurs parents sont mortels. » La mort est de la famille, dans le veuvage du père à peine dissimulé, dans le silence de la mère enterrant ces enfants un à un.
 
Il reçoit le prénom de Joseph comme après lui quatre de ces frères. Que signifie cet étrange intérêt des parents à ce prénom biblique ? Une fascination pour le père du Christ, une affection pour le fils de Jacob dont la Bible narre la fortune chez les Égyptiens ? Pour notre Joubert, ce sera d’une part le silence fidèle et humble de celui qui éduqua le Christ, d’autre part la pénétration et la soif de justice de l’ami de Pharaon, déchu puis récompensé, parce qu’honnête en tout.
 
La ville natale, Montignac, est honnête, simple. Une ville où rien n’arrive et où tout ce qui arrive se prend pour quelque chose. Elle est décrite tranquille et même assez riche, un petit paradis paisible, avec l’accent d’un tempérament méridional, un caractère turbulent qu’elle prend de sa rivière. Comme en beaucoup de villes de cette France rurale qui est alors le centre du pays, rien ne laisse soupçonner la fureur des évènements qui vont saisir le Royaume, rien n’annonce la fin d’un monde dans le fracas révolutionnaire, rien n’indique que cette génération devra aller se faire tuer dans les plaines de Russie.
 
Pour l’instant, la guerre a une toute autre forme à Montignac : celle entre les deux rives de la rivière qui sépare la ville en deux. Gonflés de rivalités, les deux bords de cette petite bourgade se font face ou s’ignorent, perdent leur temps en des conflits que générations et découpages administratifs enveniment. Mais alors que Joubert a douze ans, voici qu’un administrateur très riche a l’idée de financer un pont pour relier les deux villes. En quelques années, les habitants conduits à véritablement se côtoyer, apprennent à communiquer plus facilement, commencent à véritablement se connaître. Le pont devient le lieu de rendez-vous pour tout et un chacun, à la manière des forums antiques. En quelque temps à peine, l’opposition qui déchirait la ville n’est qu’une histoire ancienne. De Montignac, Joubert gardera le meilleur : une propension à être resté un provincial dans les tumultes politiques qui bouleverseront son monde, une aptitude à consentir d’être en marge pour sauver sa paix.
 
Quelques décennies avant sa naissance, le 14 mai 1724, le roi demande fermement que tous les enfants soient envoyés à l’école jusqu’à quatorze ans. L’ordre est accompagné d’une aide financière d’une bonne centaine de livres (1500-2000 euros) pour chacun des maîtres et les maîtresses qu’il s’agit d’embaucher à cet effet. L’ordonnance fût modérément obéie, comment ne pas dire « suffisamment obéie » pour que ces générations d’éduqués fassent la Révolution. Joubert grandit donc auprès d’un bon vieux maître qui l’éveille de savoirs. Il se laissa imprégner par ses modèles dont les noms sont perdus, écrivant bien plus tard que les « enfants ont besoin de modèles plus que de critiques. » Les mathématiques ne semblent pas l’attirer, il écrira plus tard sur les « grands inconvénients » de « la préférence exclusive qu’on leur donne dans l’éducation. » La médecine qui fît l’honneur de son père l’intéresse moins que les lettres, et sa famille l’imagine se diriger vers le barreau. La poésie, la philosophie font son agrément ultime, et il ne se sent déjà pas chez lui dans ce qu’il décrit plus tard comme « les sciences où l’âme ne prend point ou peu de part. »
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